Rapport du pilote de l'avion
"Princesse Astrid", Joseph Lang,
sur le voyage projeté Belgique-Congo
Extrait du journal l'Étoile Belge du 23 novembre 1928
L'échec de la dernière tentative
d'atteindre le Congo, faite le 9 mars par MM, Thieffry, Quersin et
Lang a laissé incontestablement dans l'esprit public les traces d'un
vif étonnement. On s'est demandé comment il s'était fait qu'un avion
paré pour atteindre l'Afrique, avec un ou au maximum deux arrêts en
cours de vol, avait pu être obligé de se poser, après moins d'une
heure de vol, dans le joli pays de Meuse. La curiosité a fait que bien
des questions ont été posées depuis à ceux qui savaient dans quelles
conditions l'expérience Thieffry-Quersin-Lang avait été préparée.
malgré toute la discrétion observée dans le monde officiel, on a fini
par apprendre bien des choses qui tendent à établir qu'on aurait dû
empêcher le départ de l'avion "Princesse Astrid". Celle-ci, par
exemple, qui a été confirmée par les événements :
la veille du jour du départ de l'avion, c'est à dire le 8 mars, il y
avait sur le champ d'aviation d'Evere plusieurs personnalités exerçant
une haute autorité dans des services d'États, parmi lesquels et
compris celui de l'aviation. Une de ces personnalités, qui n'avait pas
une compétence spéciale en aviation, s'informa auprès d'un de ses
collaborateurs des chances qu'avaient Thieffry et ses amis de réussir
dans leur tentative.
La réponse fût nettement défavorable :
- Monsieur le ..., dit le collaborateur, nous ne savons pas ce que
donnera l'avion. les essais qu'on en a faits sont tout à fait
insuffisants. Quant à l'équipage ... et bien ... il manque
d'expérience.
Le lendemain, quand on su que l'avion "Princesse Astrid" avait du
atterrir, la personnalité exerçant une haute autorité dans des
services comprenant celui de l'aviation disait :
- M. X ... a vraiment été bon prophète ! ...
Cet incident a amené les services d'aviation a ouvrir une enquête sur
les circonstances qui ont arrêté si rapidement une expédition dont on
attendait tant de gloire et à laquelle on avait associé avec une
légèreté qu'on déplore aujourd'hui, toute la Famille royale par le
baptême de l'avion. Cette enquête fût exigée par les cercles
ministériels. Un rapport fût demandé à M. Thieffry. Il fût rédigé et
remis au chef de notre aviation. Il était sévère pour M. Lang, le
pilote de l'expédition ...
M. Lang a été appelé à se défendre. Le rapport qu'il a établi en
réponse à celui de M. Thieffry est arrivé dans la zone neutre, comme
nous y étioins nous même. Les journalistes ont de ces bonnes fortunes
... C'est ainsi que nous sommes en mesure de publier aujourd'hui ce
deuxième rapport. Nous dirons en même temps qu'il a produit une telle
impression dans la sus dite zone que déjà la décision a été prise par
les services compétents de ne plus prêter assistance dans l'avenir à
des essais qui ne peuvent donner de résultats heureux. ces essais,
dont la fin ne peut être que lamentable, détourne incontestablement la
faveur du public des services d'aviations, alors qu'ils ont encore
besoin de tant d'encouragements.
Voici le rapport de M. Lang :
Rapport du pilote de l'avion "Princesse Astrid" sur
le voyage projété Belgique-Congo :
M. Thieffry, chef de l'expédition, avait décidé depuis le début de
l'organisation du raid, que la route, pour la première étape, serait
Bruxelles-Oran, avec escale probable à Perpignan. Il m'avait ordonné
l'itinéraire suivant : la Sambre, Charleroi, Philippeville, rejoindre
la Meuse, suivre son cours et, en continuant dans cette direction,
suivre le Rhône jusqu'à la Méditerranée, etc, etc.
Le jeudi 8 mars, veille du départ, je suis resté en communication,
jusqu'au soir, avec le préposé au service météorologique d'Evere, et
il m'annonçait un temps favorable pour mon voyage.
J'ai appris qu'à mon insu on apporta à M. Thieffry, quelques minutes
avant le départ, les derniers "météos" qui hélas, modifiaient
sérieusement les renseignements portés à ma connaissance.
Néanmoins, malgré ces renseignements peu favorables, on ne modifia pas
l'itinéraire et on ne m'en porta pas connaissance. j'ignore les
raisons de ce silence et il m'est revenu dans la suite qu'à une
remarque judicieuse M. Thieffry aurait annoncé son intention de passer
quand même par l'itinéraire arrêté en surmontant les difficultés.
Ayant admirablement décollé à 8h 3mn, je suis parvenu en me lançant le
plus possible, à atteindre une altitude de 400 mètres environ. J'étais
à la base des nuages, qui me semblaient fort épais jusqu'à une grande
hauteur.
Je pris la direction de Nivelles, région que je connais infiniment
bien pour l'avoir survolée par tous les temps et m'y être rendu
quantité de fois. Je me trouvais au dessus des serres de Hoeylaert à
une altitude de 250 à 300 mètres. Je volais à une vitesse de 220
kilomètres à l'heure et tout fonctionnait admirablement bien.
M. thieffry me passa alors un papier sur lequel il était écrit : " Cap
179° ". J'affirme m'être empressé de prendre celui-ci et de le tenir
le mieux possible. Je n'ai plus alors eu la moindre attention sur mes
points de repère et depuis ce moment je me suis entièrement confié au
navigateur.
Le temps devenait de plus en plus mauvais et il m'était impossible de
voir le sol, car les nuages étaient, au fur et à mesure que j'avançait
dans cette direction, de plus en plus bas. Je voyageais à ce moment à
une centaine de mètres pour ne pas être enfermé par ceux-ci.
Je reçu immédiatement un deuxième billet de M. Thieffry, où il était
marqué : "Monte au dessus des nuages !". J'ai essayé de grimper, mais
l'appareil lourdement chargé, ne montait que tout doucement. Je dus,
afin d'éviter la pire des catastrophes, garder mon attention
constamment fixée sur : 1° mon badin ; 2° mon indicateur d'inclinaison
; 3° mon compte tours ; 5° mon altimètre, etc., etc., tout cela pour
pouvoir tenir ma ligne de vol, chose capitale dans les nuages. A ce
moment, ma boussole a peut être perdu quelques degrés, cela n'avait
aucune importance vu la situation dans laquelle je me trouvais. Il
valait évidemment mieux perdre quelques degrés que de tomber en vrille
et se tuer.
Au fait cette déviation accidentelle et involontaire pouvait-elle
porter un réel préjudice au navigateur ? ? ?
Les compas avaient été compensés très sommairement. Le chef
d'expédition n'a t'il pas déclaré à l'équipage, et publiquement aux
ingénieurs du service technique, pendant qu'ils faisaient
consciencieusement l'opération de compensation que : "La question des
boussoles était fantaisiste et inutile" ?
Quelques secondes après, M. Thieffry me passa un autre billet :
"Voyagez plein sud" ; je me suis mis immédiatement dans cette
direction, mais je ne pouvais pas grimper très vite. Quelques instants
après, je reçu un autre billet : "Sais-tu quelle route tu suis ?" Très
étonné je répondis : "Nous allons arriver à Nivelles", car j'étais
convaincu d'être dans la direction.
Ne voyant plus le sol je continuais ma route quand j'aperçu la Sambre
par une trouée. Je me suis empressé de la montrer à l'équipage en leur
disant : "nous sommes quand même sur le bon chemin".
J'ai alors continué plein sud sans voir le sol et en essayant de
monter le plus possible pour éviter les collines.
M. Thieffry me tend son petit calepin de poche où il avait écrit sur
une page qu'il me montrait : "Nous allons nous tuer si tu ne passes
pas au dessus des nuages". Je lui répondis : "Bon, je vais encore
essayer". Je connaissais cependant l'impossibilité complète de
franchir cette énorme couche, mais pour rassurer l'équipage, je
commençais quand même l'opération en mettant plein moteur.
Étant complètement dans les nuages, je vis alors M. Thieffry s'agiter
et gesticuler, mais je n'en comprenais pas les raisons. Il me passa
une note écrite : "Demi tour". Je devinais alors son intention de
rentrer à Bruxelles. J'obéis immédiatement me mettant plein nord,
sachant que nous allions rencontrer de nouveau la dangereuse région.
C'est en exécutant cette manoeuvre périlleuse que je perdis une
centaine de mètres pour faire mon virage dans les nuages avec un
appareil si chargé et que nous nous vîmes face à face avec une colline
boisée. Il me fallu une fameuse rapidité pour l'éviter.
Je vis alors M. Thieffry se démenant désespérément, qui me commandait
d'atterrir dans une vallée en pente. Je répondis avec énergie : "Non,
je n'atterris pas ici, rien à faire, nous allons tout casser". Je
continuais ma route en montant le plus possible : alors M. Thieffry me
passa de nouveau son calepin de poche où il était marqué : "Ordre
d'atterrir". Je lui rendis ce calepin sans pouvoir y répondre, la
situation étant trop grave pour que je me distraie du contrôle de
l'avion et j'étais convaincu que nous allions sortir du mauvais temps.
Soudain je vis M. Thieffry s'affoler en faisant des signes du poing ?
J'eus alors une certaine crainte qu'il ne toucha aux commandes de
l'appareil. Cependant, conscient de ma responsabilité, j'ai continué
mon vol avec calme. Hélas, je reçu une dernière note du chef
d'équipage : "Je donne l'ordre formel d'atterrir immédiatement". Je
fis tout ce que je pus pour éviter cette suprême décision, mais
l'ordre resta formel ... Devant cette décision et cette attitude
menaçante, je me suis, les larmes aux yeux, mis à la recherche d'un
terrain assez convenable pour me poser au mieux sur le sol. Le
brouillard m'obligea à chercher quelques temps car il n'y avait
presque rien dans la région. Ayant trouvé un champ convenable, pour me
poser au mieux, je me suis mis vent de face et fis un atterrissage
inespéré pour la circonstance. La béquille toucha légèrement le sol,
puis les roues et soudain le train d'atterrissage céda, et l'aile
gauche toucha le sol et, avec un quart de cercle obligeant l'aile
droite à reposer légèrement sur le terrain. J'avais coupé les contacts
et fermé les robinets de l'essence afin d'éviter l'incendie.
Devant ce désastre inévitable, j'ai reproché violemment en pleurant
cet acte incompréhensible de l'équipage car j'estimais qu'il y avait
deux solutions possibles :
1° Avancer droit sur le but en bravant la crainte des nuages et du
brouillard, il y avait de nombreuses minutes que nous y étions, nous
n'avions qu'à continuer courageusement pour en sortir.
2° Retourner à Bruxelles et tourner pendant quelques heures au dessus
du champ d'aviation afin d'être plus léger et atterrir normalement.
Mais ce qu'il ne fallait surtout ne pas faire, c'est atterrir quand
tout marchait si bien à bord.
Vu ces tristes résultats, je ne puis comprendre pourquoi on attache
tant d'importance au cap donné à bord, quand les essais de navigation
n'ont révélé que des erreurs, des contradictions. N'ai-je quand même
pas atterri à quelques kilomètres de Philippeville où nous devions
passer ?
Si ce n'était pour continuer coûte que coûte vers le succès, je ne
m'explique pas pourquoi M. Thieffry n'a pas modifié son itinéraire, ou
bien mieux encore, n'a pas remis le départ.
Conclusion : j'ai fait les essais et toute la mise au point de l'avion
"Princesse Astrid" sans la moindre hésitation, sans aucun intérêt
financier et absolument gratuitement, sans avoir même coûté un centime
à la société qui me le confia. Je n'étais nullement rétribué pour
entreprendre cette expédition. J'étais décidé à conquérir ma gloire en
la méritant : pourquoi M. Thieffry me prit-il comme pilote s'il
n'avait pas confiance en moi.
....
Mon amour propre m'interdit à présent de faire équipe pour la moindre
expédition possible quand M. Thieffry sera le chef de bord ...
(S) Joseph LANG, pilote de l'avion "Princesse Astrid" pour la mission
Belgique-Congo.
Source : L'Etoile Belge, 23 novembre 1928 |